Les risques de corruption demeurent un sujet d’incompréhension aux yeux de nombre de professionnels. Différentes tendances se détachent selon qu’on est en présence de praticiens de la question, de béotiens, ou mieux encore de béotiens soumis, à leur corps défendant, à un dispositif de prévention de la corruption, qu’il fût réglementaire ou non.
De façon nécessairement caricaturale,
- pour les certains, les professionnels de la prévention de la corruption, tout est susceptible de corruption, dès lors que l’on n’a pas identifié à quoi, ni pour qui, sont destinés les 24,30 Euros que l’on aura aperçus sur un relevé bancaire, et dont le bénéficiaire n’évoque rien de connu ;
- pour d’autres, plutôt béotiens de la prévention de la corruption, ou en tout cas loin des questions juridiques ou de contrôle, cette dernière n’existe pas.
Pas chez eux, en tout cas. La corruption se situe immanquablement dans quelques contrées lointaines, et est matérialisée par la remise d’une valise de billets pour l’obtention de marchés étatiques représentant des centaines de millions d’Euros, ou par la remise – motivante – de rivières de diamants.
Mais, pour satisfaire les spécialistes de la question, ces derniers accepteront d’envisager l’existence potentielle de la corruption près de leurs bases. Et pour faire bonne mesure, ils évoqueront spontanément cadeaux ou invitations. Cadeaux qu’en leur for intérieur ils assimileront à des goodies, ou à peu près, et invitations à des cafés (à la machine), ou des plateaux de cantine. - pour d’autres encore, il existe une confusion entre fraude, et corruption, le plus souvent caractérisée par des opérations de phishing, de fraude au président, d’entente entre acheteur et fournisseur, ou encore d’usage abusif de notes de frais.
Ces dernières pratiques peuvent bien évidemment être assimilées à de la corruption, ou à un phénomène approchant, mais elles sont surtout du ressort de la fraude ordinaire, et plutôt très bien, ou de mieux en mieux, appréhendées par les entreprises de nos jours.
Ces quelques lignes sont, de façon assumée, caricaturales.
Mais elles résument assez fidèlement, quoi que grossièrement, des propos maintes fois entendus.
Une fois ceci posé, cela signifie-t-il que le risque de corruption est d’une complexité ou d’un technicité telle qu’il ne puisse être abordé sans être sur- ou sous- interprété ?
Rien n’est moins sûr, et les ligne suivantes ont vocation à illustrer quelques cas, on ne peut plus concrets, et on ne peut plus réels, a priori éloignés d’un phénomène de corruption, mais dont les composantes, banales, sont potentiellement constitutives, sous n’importe quelle latitude, les éléments à l’origine de phénomènes de corruption.
Il convient de rappeler que la justice en France condamne de façon de plus en plus fréquente, des personnes physiques ou morales, pour des enjeux qui, d’un point de vue purement financier, seraient sans doute considérés comme « non significatifs ».
Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les documents mis à disposition par l’Agence française anticorruption : Chroniques jurisprudentielles 2022 et la note d’analyse 2024, aussi éclectiques qu’intéressants, et qui illustrent d’infinies variantes ou possibilités de caractériser des faits de corruption.
En partant du seul principe qu’un acte, ou une dépense mal maîtrisée, mal identifiée dans ses objet, motivation ou contrepartie par l’entreprise peut dissimuler de potentiels faits de corruption sans pour autant en avoir la couleur a priori, il peut être intéressant de décrire quelques situations – des scénarios de risque ? – dans lesquelles quelques éléments anodins, agencés d’une certaine façon, peuvent sans trop d’imagination, ni de complexité particulière, abriter – ou mener à – des faits de corruption.
Exemple 1 : un groupe voit un dirigeant d’une de ses filiales ouvrir un compte bancaire auprès d’une agence bancaire locale. Après tout ce dirigeant est mandataire social, et connaît par ailleurs plutôt bien le directeur de l’agence en question. Ce compte ouvert a vocation à recueillir des dépôts d’espèces, et à servir au financement de petites opérations locales, en fournissant plus de souplesse que les comptes mis à disposition par le Groupe, sous surveillance du trésorier Groupe.
L’information manquante : le compte ouvert localement n’a pas fait l’objet d’une déclaration formelle auprès du Groupe, une négligence sans trop d’importance, compte tenu des montants en jeu, et son suivi comptable localement n’est pas très clair.
Scénarios envisageables :
- Le compte en question et permet d’effectuer des retraits d’espèces dont le suivi n’est pas toujours suivi de façon très rigoureuse.
- Le compte sert de « trésor de guerre » en cas difficulté passagère, et permet de régler discrètement des Conseils pour des petits différends ou litiges qui n’ont pas besoin d’être ébruités, surtout pas au niveau du Groupe.
- Le compte est alimenté par des ventes de matériel ou de stock réformé de la filiale en espèces ou par des moyens de paiements pas toujours traçables.
Le problème de ce phénomène est qu’il a vocation à être « discret », sous les radars du management du Groupe, de façon explicite ou non. Et qu’à partir du moment où cette discrétion est entretenue, elle permet au titulaire du compte de faire beaucoup de choses, tout, et potentiellement n’importe quoi.
Les exemples de scénarios ci avant montrent bien que l’existence du compte et l’usage qui en est fait tangente des limites de l’acceptable, ou les franchit allègrement, c’est une question de point de vue. Mais de façon certaine, la pratique ne présente pas de caractère particulièrement rassurant.
Les effets de ce type de situation peuvent être grandement limités en imposant aux dirigeants de filiales de déclarer systématiquement toute ouverture de compte bancaire, et d’assortir cette obligation à celle de créer un compte dans les livres de la filiale en miroir de celui ouvert dans l’établissement bancaire.
Exemple 2 : une entreprise opérant une maîtrise de ses dépenses par un prisme exclusivement budgétaire, en tout cas en dessous d’un certain seuil, n’autorise de dépenses a priori que dans l’hypothèse où elles ont été dûment approuvées au moyen d’un processus parfaitement rôdé. Le seul défaut de ce processus est qu’une fois acquis le principe de la dépense, cette dernière n’est observée que sous le prisme de son respect, en valeur absolue. Et non plus sous celui de sa nature, ou de sa contrepartie.
Ce qui signifie, de façon plus précise, que si l’on a alloué la capacité de dépenser 100, cette autorisation se voit transformée en droit de tirage de 100, quelle que soit la nature de la dépense, quel que soit le fournisseur, tant que la limite de 100 est respectée.
Et ce principe vaut souvent pour des dépenses dont le montant n’excède pas quelques milliers ou dizaines de milliers d’Euros. Au-delà les contrôles sont le plus souvent implacables.
L’information manquante : s’est-on donné les moyens de s’assurer que la dépense budgétée, et approuvée, verrait ses nature et bénéficiaire prévu respectés ?
Scénarios envisageables :
- Utilisation de l’enveloppe budgétaire allouée, ou un reliquat de cette dernière, pour financer un cadeau ou une invitation, en – légère – contradiction avec d’autres règles en vigueur dans le Groupe.
- Utilisation de la même enveloppe, pour des montants, pourquoi pas, légèrement inférieurs, mais auprès d’un fournisseur non référencé par l’entreprise, potentiellement à risque, ou dont le recours pourrait être considéré comme douteux.
Ici encore rien n’indique que l’absence de contrôle de la dépense budgétée mènera immanquablement à un détournement, à des faits de corruption, ou à un quelconque dommage.
Mais il apparaît néanmoins que si quelqu’un souhaitait recourir à l’une de ces pratiques, le processus décrit permettrait d’y parvenir sans trop de difficultés.
En imaginant qu’un des scénarios décrits ne se produise, l’entreprise pourrait être considérée comme facilitatrice, par cécité, et ainsi amoindrir la responsabilité des véritables auteurs des faits, tout en augmentant la sienne propre.
Exemple 3 : une entreprise n’a pas créé de bibliothèque de contrats, de clausier, et ne dispose d’aucune forme de standardisation particulière en matière contractuelle, laissant à ses opérationnels le soin de rédiger, ou d’adopter les dispositions contractuelles de leurs contreparties. La direction juridique, ou sa direction de la compliance, de l’entreprise reçoit, de temps à autres, des demandes de validation de la part des signataires des contrats.
Les informations manquantes : l’entreprise n’est pas en mesure de savoir de façon systématique et exhaustive jusqu’à quel point elle est engagée, particulièrement sur les « petits » contrats qui ne font pas l’objet d’une vigilance particulière, parce que financièrement peu, ou très peu, significatifs.
Scénarios envisageables
- Un directeur régional signe un contrat de sponsoring pour le salon de la chimiste amateur festif, pour toucher des prospects jeunes et dynamiques, potentiels futurs clients. Le montant du financement est de l’ordre de 2 000 Euros, sans qu’aient été pris de renseignements particuliers sur la structure ayant encaissé les fonds, et qui, après analyse, ne disposait pas de la personnalité morale. Les fonds ont été encaissés, et le niveau d’engagement de l’entreprise mal identifié, le contrat, encore non signé ayant été laissé à l’abandon après versement des fonds.
- L’association « les viticulteurs amateurs » a reçu 1500 Euros d’une petite filiale, car elle promeut des produits locaux et peine à boucler son budget. Le président de l’association est très sympathique, c’est cousin du directeur général de filiale, à qui il a par ailleurs promis de brader les bouteilles invendues à la fin d’un petit salon de dégustation annuel, qui se tiendra dans quelques semaines.
- Le directeur d’une usine du Groupe ayant subi de récentes opérations de vandalisme décide dans l’urgence de faire appel à la seule entreprise de gardiennage de la région. Les clauses des conditions générales de vente de l’entreprise sont quelque peu particulières, toutes les prestations sont payables d’avance, mais le directeur n’a pas vraiment le temps de trainer. Les futures rondes réalisées par des maîtres-chiens lui semblent aussi nécessaires qu’urgentes. Renseignements pris a posteriori, l’entreprise ne possède pas l’agrément nécessaire à l’exercice de ce pour quoi elle a été mandatée, et les chiens ont l’air un peu agressifs, mal maîtrisés qu’ils sont par leurs maîtres.
- Une filiale en lointain territoire paie une cotisation équivalente à plusieurs dizaines de milliers d’Euros à un club sportif très prestigieux, qui organise régulièrement des manifestations de charité, où sont invités de nombreux représentants de la sphère publique, médiatique ou politique. On y discute beaucoup, c’est l’occasion, au-delà du seul argument sportif, d’aborder en toute décontraction tout un tas de sujets « business » et il faut reconnaître que la cotisation est plutôt un bon placement !
Ici encore 4 hypothèses vues, ne caractérisant pas nécessairement des faits de corruption, mais on tourne autour : dans un ordre croissant de gravité nullité des contrats, conflits d’intérêts, sanctions administratives, responsabilité civile, sanctions pénales…
Il ne suffit pour évoquer la question de la corruption que quelques variations, que les exemples pourraient très facilement embrasser.
On dira sûrement ici que l’on ne peut pas tout contrôler, que tout ne peut pas faire l’objet d’une revue par des juristes. Certes. Mais il peut être également très utile, pour un investissement minimal en matière de communication interne à caractère juridique que :
- le tiers à un accord liant l’entreprise doit être précisément identifié, a minima
- qu’un accord, même non formalisé par écrit, qui ressemblerait au financement de prestations mal définies, à des libéralités, quelle qu’en soit la nature doivent systématiquement faire l’objet d’une information de la direction juridique, de la compliance ou d’un sachant en la matière ;
- qu’un contrat, ou des conditions générales imposées par la contrepartie qui viendraient par exemple en contradiction avec celles de l’entreprise à laquelle on appartient, mériteraient un coup d’œil de la part de ceux précités ;
- que la mise à disposition de contrats type, de contrats chapeau, ne permettent pas de se prémunir de tout mais limitent de façon certaine les effets délétères d’une relation contractuelle atypique, ou même anormale.
La corruption ne se présente pas toujours sous les traits d’un crime flagrant. Elle exploite souvent les failles des processus courants (paie, budgets, contrats, ….) et peut être présente même de de façon mineure, indirecte ou dissimulée dans des activités légitimes.
L’entreprise ne peut pas tout contrôler, mais une sensibilisation minimale en interne, des procédures claires et des contrôles précis par endroits contribuent grandement à réduire les risques et à empêcher l’entreprise elle-même de favoriser des comportements par ignorance ou simple négligence.
Il convient de ne pas perdre de vue que sans évoquer de procédure judiciaire, de sanctions administratives, l’écho médiatique que peuvent engendrer l’un ou l’autre des scénarios évoqués doit également être pris en compte. Cet écho médiatique potentiel ne doit en aucun cas être négligé.